Premier long-métrage documentaire de la journaliste Waad al-Kateab, Pour Sama est une plongée intimiste dans la violence du conflit syrien et plus particulièrement de la survie de la ville d’Alep, déchirée entre plusieurs fronts.

Le contexte syrien

            En mars 2011, les différentes révolutions arabes, rassemblées sous le nom « Printemps arabe », ont précipité la chute de Ben Ali en Tunisie et de Hosny Moubarak en Egypte. Les contestations populaires s’étendent jusqu’en Lybie où elles sont violemment réprimées par Mouammar Kadhafi. Le pays plonge alors dans la guerre civile. C’est aussi le sort de la Syrie, où les forces du régime de Bachar El-Assad tirent sur les manifestants dès le mois d’avril 2011.

L’Armée Syrienne Libre est créée en juillet en réaction à la répression sanglante. Le pays se déchire à son tour. S’y mêlent par la suite les groupes djihadistes du Front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaïda), alliée puis ennemie de l’Armée Syrienne Libre, suivit de Daech qui y déclare le Califat en 2014. Le conflit est marqué par un engagement international. Une coalition menée par les Etats-Unis soutient l’Armée Syrienne Libre; Bachar El-Assad est appuyé par la Russie.

L’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien et le bombardement aveugle de zones civiles par son allié ont provoqué l’agonie et la mort de milliers d’innocents. Ces actes ont été dénoncés par Amnesty International et la Commission internationale indépendante d’enquête sur la Syrie mandatée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies.

            Le cadre du documentaire, la Bataille d’Alep, commence en juillet 2012 et se termine en décembre 2016. Alep-Est, dernière poche de résistance, capitule après un siège meurtrier de six mois. Les rebelles et les populations civiles sont contraints à l’exil.

Au commencement

            Des photographies. Une jeune femme de dix-huit ans glacée sur papier, figée dans le temps. Une voix-off nous aide à déchiffrer ces images. C’est celle de la cinéaste, Waad al-Kateab, qui commente des fragments de sa jeunesse. C’était il y a dix ans. Avant son déménagement pour Alep, avant la guerre, avant la naissance d’une petite fille à laquelle ce film est dédié : Sama. « Sama », comme « le ciel, bleu, plein d’oiseaux, de nuages et vide d’avions ».

Son visage, potelé, souriant, bien vivant, succède aux images fixes, aux images mortes. Il déborde du cadre un bref moment, en gros plan. Puis le mouvement, une explosion, de la fumée qui envahit les couloirs, l’obscurité, des cris. La caméra chavire, est emportée par une foule compacte. Des blouses blanches s’activent, des appareils médicaux crépitent, une voix s’extirpe : « où est Sama ? ».

La caméra cherche puis retrouve l’enfant saine et sauve. Une voix inconnue s’étonne encore : « C’est fou, on en a tous les jours. » Nous sommes dans un hôpital d’Alep-Est en juillet 2016. Un plan d’ensemble à 360° tourné grâce à un drone nous présente une ville scarifiée par quatre années de guerre. C’est ainsi que débute Pour Sama qui a remporté l’Oeil d’or du meilleur documentaire au dernier Festival de Cannes.

            Cinq ans plus tôt, Waad Al-Kateab couvre les premières manifestations estudiantines contre Bachar El-Assad. La révolution se veut pacifique. La foule déferle dans la ville, brise des portails, s’immisce dans les bâtiments. La fièvre du « Printemps Arabe » est captée de manière improvisée par une jeune étudiante en quatrième année d’économie.

Sur le campus, ces camarades recouvrent le béton de couleurs et de messages. « On renverse le président Bachar même sur les murs » explique l’un d’eux. Les manifestations sont bientôt réprimées dans le sang et le destin de l’apprentie cinéaste bascule. Dorénavant journaliste-citoyenne, elle décide de documenter la vie des habitants d’Alep, s’évertuant à y « montrer l’humanité qui subsistait, plutôt que la mort et la destruction qui ne cessaient de faire la une des médias. »

Elle fait la connaissance du Docteur Hamza, l’un des trente-deux médecins d’Alep-Est, fondateur d’un hôpital de fortune avec d’autres volontaires. Il a choisi de rester, sa femme a préféré partir. Ils tombent amoureux. Ils se marient en 2013 et c’est en 2015 que naît leur premier enfant : Sama. À partir de janvier 2016, elle produit une série de reportages intitulés Inside Aleppo pour la chaîne britannique Channel 4. Ils ont battu des records d’audience au royaume-Uni (vus plus d’un demi-milliard de fois) et ont reçu un Emmy Award en 2016. Le documentaire s’inscrit donc dans un travail entamé il y a maintenant huit ans.

Documenter l’urgence :  la construction d’un regard

            Filmé caméra au poing, le film s’articule autour de la nécessité du témoignage. Des premières manifestations à l’ultime résistance, Waad al-Kateab dresse le portrait d’une ville isolée, abandonnée de tous sauf de ses âmes les plus courageuses, comme Alfraa qui dirige l’une des rares écoles épargnée par les bombes, où tous ces volontaires qui déblaient les ruines et reconstruisent inlassablement des bribes de vie pour oublier cette guerre qui les dépasse.

Nous croisons Gaith, infirmier, le visage peint du mot « liberté ». Il mourra dans les premiers bombardements. « Nous sommes une famille qui vit ses premières fois » commente sobrement la cinéaste.  Dans le silence du monde s’éveillent la fraternité et l’espoir. Ces anonymes deviennent les hérauts de la résistance syrienne. Ne plus raconter l’Histoire mais toutes les histoires.

            Mais la cinéaste doute plusieurs fois et tente de justifier sa présence comme pour excuser son apparente passivité face aux médecins débordés. La spontanéité de son geste semble immédiatement exclure toute stratégie, toute écriture. Précipitée dans le conflit, elle est d’abord une témoin de la détresse d’innocents qu’elle côtoie quotidiennement. Puis, son regard se transforme. Filmer est devenu un élan vital, une volonté qui s’est construite dans la destruction.

Comme le précise le chercheur Jean-Luc Lioult, tout travail de documentariste est une stratégie : « c’est-à-dire un ensemble de moyens mis en oeuvre pour atteindre un objectif. Un point de vue est quelque chose de passif, de peu argumentaire, de difficile à modifier et difficile à transmettre. Une stratégie au contraire peut aisément se traduire en actes de tournage, s’expliciter, s’enseigner, être remise en question, se modifier, s’objectiver[1] ». Stratégie documentaire contre stratégie militaire.

Aux barils et aux missiles s’opposent d’autres motifs, d’autres projections. Le jeune couple emménage par exemple dans une maison, laquelle dispose d’un petit jardin fleuri. Les plantes sont arrachées pendant un bombardement. Hamza veut les sauver. La volonté de s’enraciner est ici manifeste et passe par la sauvegarde du vivant. Lorsque l’exil leur sera imposé, la cinéaste emportera une plante avec elle, afin que les racines de leur combat puissent s’épanouir ailleurs. Mais aussi comme une preuve fragile que les déracinés rentreront un jour chez eux.

            Aucun combat ni combattants ne sont jamais filmés, seulement les conséquences des affrontements sur les populations civiles. À mesure que l’étau se resserre autour des assiégés, l’hôpital devient le coeur central de ce récit intime, la réponse à l’engagement de la documentariste.

La caméra accompagne ainsi chaque opération, chaque vie sauvée comme chaque vie brisée. Toutes les minutes défilent des familles broyées par la cruauté des assauts, « au moins trois-cents patients par jour » confie le Docteur Hamza. En novembre 2016, huit des neufs hôpitaux d’Alep ont été détruits par l’armée russe. En décembre 2016, en 20 jours, les médecins ont pratiqué 890 opérations et accueillis 6000 blessés. « Filmez-ça ! Filmez ! » s’époumone une mère devant la caméra. Son fils ne se réveille pas. Un de plus. Et la stratégie devient évidente : faire entendre la voix des opprimés, des oubliés. 

L’enfance en première ligne

            L’autre grande question abordée par le documentaire est bien évidemment la famille. Comment construire un foyer et élever des enfants dans un monde où la mort peut frapper à tout moment ? Car les enfants sont toujours les premières victimes. Ce sont par exemple ces deux jeunes garçons qui amènent leur frère inconscient dans l’hôpital de fortune. Tous sont couverts de poussière. La victime passe de bras en bras tandis que ses frères rassemblent leurs mots devant la caméra. Le verdict tombe, le jeune frère est mort. « Il était en train de jouer dehors » répète l’un d’eux, ne comprenant pas encore tout à fait ce qu’il vient de se passer. L’image suivante les montre en larmes, embrassant le visage sans vie de celui qu’ils ne reverront plus.

Ou cet autre enfant, seul survivant de sa famille, qui explique sobrement à la caméra : « Nous partions ensemble et tout le monde est mort ». Enfin, c’est aussi cette fable qu’une fillette demande à son père de raconter : « Le garçon à la maison détruite. » L’histoire est simple : un missile frappe sa maison et tue toute sa famille. Seule la morale importe : « que dois-tu faire quand tu entends un avion de chasse ? » 

            Sama devient ainsi le visage de toute une génération sacrifiée qui survit dans l’indifférence. Mais le film nous offre l’une des plus belles séquences de résistance à la terreur militaire. Une femme est amenée inconsciente à l’hôpital. Elle est enceinte de neuf mois. Une césarienne d’urgence doit être pratiquée afin de sauver son bébé. Les médecins l’entourent, opèrent et extirpent un petit corps grisâtre dans un silence assourdissant. Il est mort. Un médecin le frictionne, le masse, tente de le stimuler par tous les moyens possibles. Après de longues minutes, alors que tout espoir était perdu, l’enfant crie et se réveille. Il est en vie. La mère sera elle aussi sauvée par l’abnégation et le courage de l’équipe médicale.

            Dans un dernier souffle, la cinéaste nous confie ne rien regretter malgré un traumatisme impossible à oublier. Documenter une force vive plutôt qu’un anéantissement, une présence plutôt qu’une absence et faire sienne cette remarque pertinente du cinéaste Johan Van der Keuken : « Je me fiche du documentaire, au sens de documenter quelque chose, mais ce qu’on documente au fond c’est une présence physique, non seulement celle de l’autre mais la mienne propre, c’est peut-être bien plus important de documenter le fait qu’on était là et comment[2] ». Il est donc absolument nécessaire de soutenir le travail de Waad al-Kateab et d’encourager le plus de personnes à visionner un geste inédit, un film à hauteur d’enfant sur un conflit marqué par l’inhumanité et la cruauté.


Pour Sama
Journal d’une mère syrienne
2019
95 minutes
L’Oeil d’or – Festival de Cannes 2019
Sortie le 9 octobre 2019

Réalisation
Waad al-Kateab et Edward Watts

Production
Waad al-Kateab, Raney Aronson, Ben de Pear
Nevine Mabro, Siobhan Sinnerton, George Waldrum

Image
Waad al-Kateab et Edward Watts

Montage
Chloe Lambourne et Simon McMahon

Son
Jez Spencer

Production
Channel 4 News / ITN Productions
Pour Channel 4 et Frontline PBS


[1] Jean-Luc Lioult, À l’enseigne du réel, penser le documentaire, Presses Universitaires de Provence, Aix-Marseille Université, 2019.

[2] Johan Van der Keuken, entretien avec F. Niney, Cahiers du cinéma, mars 1993.

Article Proposé par P.J

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